source : http://www.lesechos.fr/info/loisirs/4740070.htm
" Le Dit du Genji " a mille ans par MICHEL DE GRANDI [20/06/08]
LE JAPON CÉLÈBRE SON PLUS VIEUX ROMAN
Dans ce jardin paisible de Kyoto, le point d'eau symbolise la mer. Les rochers simulent les continents. Les arbres au fond, le ciel, l'espace. Quant au frêle roseau sur l'eau, il représente l'incertitude des sentiments. L'endroit, que l'on découvre au détour d'un pavillon, en plein palais impérial, est tout en symboles.
« Tout est connoté, relié, attribué, placé sous le patronage d'un homme ou d'une ombre célèbre, chaque bosquet de pivoines vous prend en flagrant délit d'ignorance », écrit Nicolas Bouvier, l'écrivain voyageur.
L'Archipel hypermoderne a sans cesse besoin de ses références au passé. Il y a eu, bien sûr, les influences chinoises et coréennes pour les fondations, mais le ciment est japonais. Ainsi en va-t-il du « Dit du Genji », le plus vieux roman du Japon qui irrigue depuis mille ans la société et la culture nippones. Une version intégrale sort en français ornée de 500 peintures traditionnelles datant du XIIe au XVIIe siècle.
Nous sommes en 1008 sous l'ère Heian (858-1069), une ère de paix riche en créations culturelles et artistiques. Kyoto est la ville impériale et sert de décor à cette fabuleuse fresque romanesque. Murasaki-Shikibu, l'auteur, a mis huit ans pour écrire son oeuvre. Préceptrice de l'impératrice, elle n'a cessé d'observer la cour. Le résultat est une mise en scène sur fond d'intrigues où elle caricature et critique les moeurs décadentes de cette cour qui ignore tout du petit peuple (et réciproquement). Ici, démons et esprits circulent, se mêlent à la jalousie, aux passions ou encore à la mélancolie. Epouses, concubines, bâtards, tout y est. Le « Dit du Genji » est une épopée, mais c'est aussi
« un climat, une atmosphère, un état d'âme, le parfum d'un prunier en fleurs ou les accords d'une cithare », explique René Sieffert, premier traducteur de l'oeuvre en français (1).
430 personnagesGenji le Radieux est prince et héros de l'oeuvre, sorte de Don Juan japonais. Dans un récit qui dure soixante-dix ans et court sur trois générations, ce fils de l'empereur qui ne peut prétendre au trône finit par façonner lui-même la femme idéale en élevant une toute jeune fille avec laquelle il forme ensuite un couple idéal lié par un amour profond que seule la mort séparera.
Structuré en 54 chapitres autour de 430 personnages aux destins mêlés, l'oeuvre romantique est tout autant considérée comme un texte psychologique. Poétique aussi puisqu'il est réhaussé par 800 poèmes - les wakas - en trente et une syllabes. Le Waka permet de transgresser la censure sociale autant que le Senriu, poème qui en 2008 permet de dire en 17 caractères les affres de la vie, professionnelle ou personnelle. Une même complainte, à mille ans d'intervalle, une échappatoire qui permet de mettre des mots sur des sujets généralement non dits au Japon et d'exprimer ainsi des sentiments de manière plus franche. De ce point de vue, « Le Dit du Genji » apparaît comme un ouvrage terriblement moderne car les traits de la société qu'il dépeint en 1008 sont transposables en bien des points sur celle d'aujourd'hui.
L'influence de l'ouvrage est omniprésente dans la vie du Japon contemporain. Rédigé à l'origine en japonais classique, il a été maintes fois « traduit » en langage moderne. Les artistes s'en sont fortement inspirés dans leurs estampes, et pour les motifs des paravents. Le théâtre aussi a servi de vecteur pour le faire connaître.
« Le théâtre no a beaucoup puisé dans le Genji bien plus que le Kabuki », explique Patrick De Vos, maître de conférences à l'université de Tokyo. Aujourd'hui encore, il reste une référence. La dernière adaptation en kabuki ne date que de quelques années. Tout récemment, l'oeuvre de Murasaki-Shikibu a inspiré aussi le cinéma, la publicité et même un manga, version contemporaine de la culture japonaise, vendu à plus de 16 millions de copies.
Si le texte est prisé par les hommes aussi bien que par les femmes, les motivations ne sont pas les mêmes.
« Les hommes apprécient ce livre car ils cherchent plutôt dans ce texte de 1.280 pages des clefs pour comprendre les mécanismes du pouvoir », estime Estelle Leggeri-Bauer, maître de conférences à l'Institut des langues et civilisations orientales et maître d'oeuvre de la nouvelle édition française. Les femmes, elles, l'apprécient pour la description des peines et des joies que les héroïnes ont ressenties avec le Genji et la façon dont elles ont surmonté leur chagrin. Le roseau du jardin de Kyoto a, lui aussi, quelque chose du Genji.
MICHEL DE GRANDI
« Le Genji observe à son insu Mue la Cigale jouant au go » (détail), Tosa Mitsuyoshi et atelier, époque d'Edo, début du XVIIe siècle. (volume 1, livre 3).
(1) Editions Diane de Selliers « Le Dit du Genji », 1.280 pages en 3 volumes, 500 peintures traditionnelles datant du XIIe au XVIIe siècle, commentées. Traduction de René Sieffert. 480 euros. (Il existe des versions financièrement plus accessibles.)
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